1. Présentation
"En fait Grégoire la prison... c'est pas ce que tu t'imagines" (Anthony, détenu à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis)
Pourquoi Panopticon Break ?
Un Prophète, La Ligne Verte, Prison Break (merci pour le titre), Un Triomphe... l'univers de la prison est traversé par des fantasmes et des imaginaires qui n'ont souvent rien à voir avec la réalité. Dans cette newsletter, je propose de restituer la vie quotidienne d'une maison d'arrêt de la région parisienne et les stratégies mises en œuvre par les détenus pour se recréer un peu de liberté, « dans le dos du pouvoir » (James C. Scott).
Position
Je m’appelle Grégoire, j’ai 29 ans cette année, je ne suis pas journaliste. J’ai appris à écrire dans le milieu académique et pour le milieu académique. Mon premier travail est d’être doctorant en sociologie, cela explique sans doute la froideur de mon style. Mon deuxième travail est d’être bibliothécaire en prison. Aujourd’hui je ne saurais pas dire si je suis plus bibliothécaire ou doctorant en sociologie. Écrire une thèse sur la prison en rentrant le soir d’une journée de travail en prison a un côté un peu lunaire. Cette newsletter fait partie d'un effort intime pour me rendre compte à moi-même de mon expérience. L’idée étant de trouver un mode d’expression moins académique, quelque chose à mi-chemin entre le journal de terrain et l’article scientifique. Car je ne suis pas là que pour parler de sociologie, mais surtout de la prison, des contradictions qui la traversent, des questions qu’elle pose. Mais pour parler de la prison, je dois partir d’un point de vue : celui de bibliothécaire-sociologue semi incognito. Car je suis persuadé de deux choses à ce jour :
1.L'importance des bibliothèques pour garantir un accès gratuit et sans condition au livre et à la culture.
2. La sociologie est indispensable pour analyser et comprendre les mondes sociaux et les institutions dans lesquelles nous évoluons.
Cela fait maintenant plus de 6 ans que je vais en prison à raison de 3 jours par semaine en moyenne - 5 jours par semaine depuis plusieurs mois. Au début comme étudiant en master de sociologie et bibliothécaire stagiaire à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas. Ensuite comme doctorant contractuel en sociologie à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, observateur assidu dans l’association Lire c’est vivre. Actuellement comme bibliothécaire contractuel (à la suite de mon contrat doctoral), toujours à Fleury-Mérogis, toujours à Lire c’est vivre. Ma position a évolué selon les affinités, les opportunités et les contraintes matérielles de la vie d’étudiant en thèse. Je suis passé par des positionnements différents sur mon terrain allant de l’observation participante à la participation observante. Mais le but reste le même : entrer et rester le plus longtemps possible à l’intérieur de la prison pour en saisir les logiques, les codes, les rites. Documenter un monde cerné par les fantasmes ou l’indifférence. Ethnographier l’« intérieur institutionnel » pour reprendre le mot de Lorna Rhodes, et les relations que l’on peut voir s’y développer.
On veut notre coin d’herbe
En mars 2016 je vais pour la première fois en prison, à la maison d’arrêt Lyon-Corbas. Je suis bibliothécaire stagiaire, j’accompagne ma collègue qui intervient en prison deux jours par semaine. Les murs, les miradors, les filets anti-hélicoptères, les grilles, les portes automatisées, les caméras dans chaque couloir. Tout est gris, bétonné et automatisé. On arrive ma collègue et moi – après avoir franchi une dizaine de sas – dans la petite bibliothèque au sous-sol du bâtiment 2. Quatre détenus sont assis autour de la table, survet’ et maillot de foot, dont deux de l’OL. Ils jouent aux cartes – au 8 Américain – en fumant. Très forte odeur de shit. Une cellule en haut de la bibliothèque diffuse en boucle l’album Le monde Chico de PNL. Pas de caméra dans la bibliothèque. Les deux fenêtres sont ouvertes, sans doute pour aérer. On veut notre coin d'herbe on veut la planète Terre. On veut le monde Chico. Deux des quatre joueurs tournent la tête quand on entre : nous disent bonjour avec un grand sourire et s’adressant à ma collègue : « On t’attendait pas aussi tôt Chantal ! ». J’ai 22 ans, je ne sais pas où me mettre, mais je sais que ce je vois m’accroche, tant intellectuellement que physiquement.
J’allais initialement en prison pour affiner ma connaissance du métier de bibliothécaire, en allant là où d’autres ne voulaient pas toujours aller. J’étais inscrit en master de sociologie et ça me semblait être un terrain de recherche stimulant. Je m’attendais à voir une petite bibliothèque où les détenus ont un court créneau pour lire un magazine et choisir un livre puis remontent en cellule. J’imaginais même – avec la prétention d’un étudiant déjà cynique – que presque personne n’allait emprunter de livres. Mais à la place d’un espace déserté j’avais sous les yeux un espace réapproprié. Je voyais des hommes se reconstruire un peu de liberté dans un endroit dont la fonction est de l’empêcher. J’apercevais un monde possible. Un monde sous-terrain. Depuis ce premier jour, la question qui m’obsède est restée la même : quelles sont les libertés qui nous restent en prison ? Toutes mes recherches, lectures et interrogations qui ont suivies ne sont qu’une déclinaison de ce questionnement de fond.
Partant de là, j’articule mes recherches autour de trois notions. Tout d’abord, il y a ce que j’appelle les espaces de liberté en prison. Les lieux qui ne sont pas ou peu surveillés, qui laissent des marges de manœuvre et d’autonomie aux détenus qui s’y rendent. Bibliothèque, salle de musculation, cour de promenade, salle de culte, salon de coiffure, atelier culturel… autant d’espaces que j’essaie d’éclairer, parfois indirectement quand je ne peux pas m’y rendre moi-même.
Une autre notion, indémêlable de la première, est celle des ressources que peuvent mobiliser les détenus pour retrouver de l’autonomie dans un milieu aussi contraignant. Le monde carcéral est un monde saturé par l’ennui et l’empêchement, et les personnes incarcérées mobilisent des ressources sociales, culturelles, psychiques ou spirituelles pour produire et stabiliser un quotidien acceptable. Retrouver des connaissances de son quartier ou de sa ville d’origine dès son arrivé par exemple peut donner des avantages certains en termes de confort matériel (tabac, placement en cellule, accès à un travail par cooptation…).
Mon dernier questionnement est celui de l’identité en prison. Dans un milieu où les liens avec les proches se desserrent, où la normalité est refusée, où l’emploi du temps est imposé et où l’espace personnel est rétréci, comment se maintient où se transforme l’identité des détenus. On imagine souvent la prison comme un isola, un monde à part, un empire dans un empire. Or s’il y a une vie propre à la prison (comme pour toutes les institutions totales), les détenus importent leur culture qui entre en tension avec l’effet dépersonnalisant de l’incarcération. L’omniprésence de la musique en détention, en cellule ou en bibliothèque, est aussi un moyen pour maintenir ou préserver son identité pré-carcérale en recouvrant l'univers sonore froid et métallique de la prison.
Espace, ressource et identité sont les trois notions qui orientent mon regard sur mon terrain de recherche. Comment les trois s’articulent et se matérialisent, jusque dans les pratiques les plus discrètes ou anodines, dans les interstices de l’institution.
Contrat de lecture
L’objet de cette newsletter n’est pas de vous bombarder de références – je ne pourrais d’ailleurs pas le faire très longtemps – ou de vous faire frissonner devant la violence de ce milieu. Mais plutôt de vous faire découvrir le quotidien en maison d’arrêt. Le quotidien de détenus, de surveillants, d’intervenants, des milliers de personnes qui se retrouvent enfermées ensembles pour une durée plus ou moins longue et plus ou moins déterminée. Un quotidien traversé par l’attente (beaucoup d’attente), la violence, la frustration, l’ennui mais aussi les rires et la solidarité.
J’aimerais garder une certaine liberté dans les formats et les contenus proposés. Cela pourra prendre la forme d’analyses s’appuyant fortement sur mon travail de terrain, des extraits d’entretiens avec des intervenants, des surveillants ou des détenus, un focus sur un livre en particulier, comment il oriente mon travail de terrain et s’intègre dans ma recherche, des réactions sur l’actualité brûlante de la prison et sans doute d’autres formats auxquels je n’ai pas encore réfléchi.
Pour des raisons d'anonymat, les noms des personnes citées et les bâtiments ont été modifiés, les indicateurs temporels sont volontairement laissés vagues.
Voici un lexique des termes propres au milieu carcéral employés dans mes newsletters.
Vous pouvez m’envoyer vos retours sur cette adresse : gregoire.belle@gmail.com
Un immense merci à Manon Ventura, Blandine Rinkel et Aude Walker pour leurs relectures et leurs suggestions et à Barthélémy Belle pour les visuels et l'identité graphique.